“Black Dolls Project” : appropriation d’un problème universel

Ou, comment conceptualiser une exposition pour susciter engagement et appropriation.

“Black Dolls Project” : appropriation d’un problème universel
Installation de l’exposition à la Vivid Gallery du Centre d’art d’Anacostia. Sur la photo Terence Nicholson.

Des expositions, des pièces de théâtre, des spectacles de danse et tous modèles d’interventions culturels et artistiques sont nombreux et variés à travers le monde, mais on ne sait pas toujours ce qui se cache derrière telle où telle action artistique.

Si on arrive à comprendre le message de l’auteur, de l’artiste ou du collectif alors on peut considérer qu’on est bienheureux. Mais, honnêtement, combien de fois sommes-nous sorti d’une exposition sans rien comprendre ? Sans être particulièrement touché ? Ou en étant touché différemment de ce que prévoyait l’intention ou le projet artistique.

Navigant professionnellement dans le milieu culturel depuis bientôt dix ans, parfois dans la production, d’autres fois dans la communication, souvent dans tout à la fois, j’essaie d’être attentive aux modèles de conception de projets culturels. J’essaie de comprendre qu’est-ce qui fonctionne ou fonctionne moins bien, qu’est-ce qui motive et surtout comment un projet artistique arrive à durer dans le temps.

Ayant récemment achevé un des cycles de l’exposition Black Dolls Project que j’accompagne depuis 2016, par la corédaction du compte-rendu du projet, je souhaite partager avec vous cette expérience, qui nous a été donnée de vivre ces deux dernières années.

Ce compte rendu est donc un “Partage d’expérience” qui j’espère vous permettra de comprendre l’exposition Black Dolls Project dans sa globalité et/ou de découvrir un modèle possible de conception de projet artistique autour d’une œuvre photographique au propos engagé contre le racisme qui a été exposée aux États-Unis.

“Produce Justice, Defeat Racisme”, un propos engagé

Black Dolls Project est une exposition regroupant trois séries de photographies (Poupées noires, Flora et Mental-Cide) réalisées par Mirtho Linguet, photographe professionnel.

Après avoir longtemps exercé dans le milieu de la mode en Europe, notamment à Zurich, Mirtho revient en Guyane exercer son art. Il y développe un style de photographie qui dénote dans le paysage de l’art contemporain par son caractère franc, son esthétisme soigné et précis, qui confère à ses photographies une présence singulière et rare.

L’exposition puise ses origines d’une réflexion autour du poème Limbé (« chagrin amoureux » en créole guyanais) écrit par Léon-­Gontran Damas ; écrivain et homme politique guyanais, cofondateur du mouvement de la Négritude.

Dans ce poème, le chantre de la Négritude exhorte que l’on lui rende « ses poupées noires » qu’il oppose aux « catins blêmes ». Ce poème rythmé et lourd de sens traite du déracinement et de l’aliénation. Celle dont il est victime, comme le sont toutes victimes du Racisme.

Lorsque Mirtho se saisit de la réflexion autour des « poupées noires », il est interpellé moins par l’aspect physionomique ou prétendu féminin, que par la particularité des poupées à être des objets inanimés voués à être manipulés.

Pour l’auteur, avoir la couleur de peau noire dans cette société signifie, être condamné à la manipulation, avoir un libre-arbitre sans cesse remis en question, mais aussi être sujet à l’inégalité et à la maltraitance. L’exposition traite donc d’un sujet dense et controversé, et particulièrement actuel tant en France qu’Outre-Atlantique.

2017 a été marquée en France par l’affaire Théo, aux Etats-Unis, par l’entrée en fonction de Donald Trump. La première exposition de Black Dolls s’ouvre elle, quelques jours après les événements de Charlottesville. C’est sous un climat de forte opposition et de violences entre Suprémacistes et Antiracistes que démarre le projet.

Le parti-pris de l’exposition est clair, elle ne sera pas l’énième écho des différents mouvements de luttes et revendications raciales ou une simple association partisane au hashtag en vogue #blackisbeautiful.

Elle invite plutôt à repenser les rapports entre individus et cesser de considérer l’être humain à travers sa couleur de peau. Les missions autour de ce projet étaient de trois ordres :

  • Introduire sur le marché de l’art américain Mirtho Linguet et son œuvre, et ainsi favoriser la circulation de l’œuvre sur plusieurs continents.
  • Inciter à réfléchir sur la question du Racisme.
  • Permettre à tous les publics de comprendre et s’approprier l’œuvre et le thème qu’il aborde
Poupée Noires n°2 qui a valu le 1er prix beaux-art de la Fotoweek DC à Mirtho Linguet

“Art engagé” / “Art à vendre”, une dualité motrice

Bien que le thème abordé par l’œuvre soit universel, il peut générer des réticences, des frustrations, des peurs et des angoisses. Il fait référence à un passé — et à un présent, tragique. Pour autant, comme le souligne Mirtho :

« La vérité ne s’embarrasse pas de sentiments, elle est. Il faut affronter la vérité du diagnostic, même quand cela fait mal, particulièrement quand cela fait mal ».

Parler de ce sujet répond à une nécessité sociétale, il faut être en mesure de “produire de la justice” face aux drames que l’on vit ou dont on est témoin. Afin de « produire de la justice », il faut susciter la discussion. L’exposition ouvre donc des perspectives qui permettent de sensibiliser chaque individu au problème du racisme et posé comme tel, sur sa solution.

Alors, comment présenter l’œuvre afin que le public puisse s’imprégner instantanément du sujet ? Aussi, comment créer la discussion et entretenir la réflexion sur le long terme ?

Le projet ne doit pas se limiter à un ou deux temps d’exposition. Il doit amener le public à s’interroger sur une situation vécue universellement, la remettre en question afin de résoudre les problèmes qu’elle suscite. Ce faisant, un double impact se manifeste : l’impact à l’échelle individuelle et l’impact à l’échelle de l’ensemble de la société.

En outre, Mirtho Linguet vit de son travail photographique : son œuvre a vocation à être commercialisée. Cette mission d’introduction sur le marché de l’art américain est aussi décisive que la mission qui consiste à susciter la discussion sur la question du racisme.

Ceci pose une autre interrogation dans le cadre du projet : comment arriver à joindre « art engagé » et « art à vendre » ?

Méthode de projet : les trois temps du BDP

L’équipe a choisi de ne jamais limiter le projet à un acte de contemplation. C’est pourquoi, le déploiement du projet vise, si contemplation il y a, à ce que celle-ci puisse susciter la réflexion sur le problème du racisme.

A cet égard, elle est favorisée par des moments d’échange et de discussion retransmis en direct sur les réseaux sociaux. Enfin, différents outils de promotion et de vulgarisation permettent d’entretenir la dynamique du projet et de découvrir ou redécouvrir le projet et de se l’approprier.

Pour ce faire, trois sphères d’actions [et/ou des types de dispositifs] se modélisent : les temps de contemplation (expositions), les temps de réflexion (talks ou conférences-débats) et les temps d’appropriation (site internet, réseaux sociaux, dossier artistique, catalogue, documents pédagogique, etc…).

Ces temps ne sont ni linéaires ni nécessairement chronologiques. Ils forment une synergie authentique. Ils doivent ainsi permettre une circulation fluide de l’information, afin que le projet puisse vivre en dehors des périodes d’exposition.

Les 3 temps du BDP

Temps de contemplation

Black Dolls Project a été exposé à Washington au Anacostia Arts Center deux fois : en août 2017 et en novembre 2017 (dans la cadre de la FotoWeek). Afin de permettre au public de comprendre le thème et le propos de l’exposition, le design d’espace a été pensé pour ouvrir le champ à la réflexion, grâce à la mise en place de plusieurs citations réparties dans l’espace. Par ailleurs, une recherche particulière a visé l’interpellation du passant depuis l’extérieur.

1ère exposition août 2017, Vivid Gallery — AAC. © Elodie Alexander
2ème exposition novembre 2017, Hall AAC. © Elodie Alexander. Moment intime entre Poupées Noires N°2 (prix Fotoweek DC) et le public. La photographie a été placée comme dans un écrin pour créer une relation privilégiée avec le public.

Temps de réflexion

Chaque temps d’exposition a été accompagné de temps de réflexion à travers des talks :

  • L’un avec Mirtho Linguet à la Vivid Gallery en août 2017 : le public a pu rencontrer le photographe pour échanger avec lui sur le propos de l’exposition.
  • L’autre, le « FotoTalk » en clôture de l’exposition dans le cadre de la FotoWeek, s’est déroulé avec : Mirtho Linguet, l’historien et journaliste Donald Earl Collins (The Guardian, Al Jazeera English, The Atlantic)et l’écrivain Ethelbert Miller.

Un autre talk a été organisé par la librairie Sankofa avec Mirtho Linguet et Keïta Stephenson (curateur de l’exposition). Ils y ont présenté les problématiques du Racisme et les spécificités du problème en Guyane française. Cette librairie indépendante située dans le quartier de la Howard University est un haut lieu de la littérature africaine et afro-américaine.

FotoTalk en clôture de l’exposition, novembre 2017. © Elodie Alexander

Temps d’appropriation

Les outils de promotion ont été conçus pour créer du lien entre l’exposition et le public, ils répondent aussi à une triple préoccupation :

  • Promouvoir les périodes d’exposition et les talks.
  • Promouvoir l’exposition en elle-même pour qu’elle puisse continuer à circuler.
  • Favoriser une circulation de l’exposition pour introduire durablement le travail de Mirtho Linguet sur le marché de l’art américain.

A ce titre, le site internet est aussi un blog (échange/réflexion, communauté, etc.). Il est conçu pour donner entièrement accès à l’exposition de manière virtuelle. De même, lors de la mise en page du dossier artistique, la typographie a été calibrée en vue d’interpeller, pousser à la curiosité le lecteur quel qu’il soit et d’où qu’il vienne afin que ce document soit un pont avec l’ensemble des outils créés.

Médiums print réalisé - Voir le projet sur lartcommunique.com
Site internet - blackdolls.net
Exemple d’appropriation inattendu. 1ère exposition août 2017, Vivid Gallery — AAC. © Elodie Alexander

Entre contemplation et appropriation, les citations présentent dans la Vivid Gallery en août 2017 ont suscité un vif intérêt. La signalétique était objet de curiosité, le public se prenant en photo à côté du titre de l’exposition ou des citations.

Ces trois temps en synergie, à côté de la recherche d’opportunités, des actions de réseautage, du travail de relations presse etc., ont permis d’accomplir les différentes missions avec des résultats dépassant les prévisions : 3 expositions en moins d’un an sur le territoire américain (2 expositions à Washington en Août et Novembre 2017, 1 exposition à Miami dans le cadre du Festival Tout-Monde en mars 2018), la reconnaissance par les pairs avec le 1er prix Beaux Arts décerné par la Fotoweek DC et l’introduction de Mirtho Linguet sur le marché de l’art américain (exposition commerciale à Miami en octobre 2018).

Aujourd’hui l’exposition poursuit son itinérance et son impact réel dépasse largement le champ photographique et visuel.

Aller plus loin…

Si vous souhaitez aller plus loin, lire le compte-rendu dans sa totalité et suivre l’itinérance des poupées, je vous invite à consulter ce lien. Si vous avez trouvé ce partage d’expérience utile et nécessaire “clap your hand” et partagez s’il vous plaît.

Black Dolls Project : visitez le site internetet la page Facebook.

Merci à Keïta R. Stephenson, Mirtho Linguet et toute la communauté du BDP.